A beau mentir qui vient de loin [Endy]

Dans la pénombre du jour qui déclinait pour laisser place à la nuit, une jeune femme se promenait tranquillement dans les jardins. Arrivée en ces lieux une dizaine de minutes plus tôt, elle s'agenouillait devant chaque nouvel arbre, devant chaque nouvelle fleur, le sourire émerveillé caractéristique aux jeunes enfants qui découvrent la nature pour la première fois aux lèvres.

Le château d'Émeraude était, à son avis, tout ce qu'il y avait de plus oppressant. À peine quelques heures après y avoir mis les pieds pour la première fois, elle avait ressenti l'envie urgente de s'en éloigner, d'en sortir avec autant d'empressement que l'on doit remonter à la surface de l'eau pour respirer. Les murs hauts, les couloirs lourdement décorés lui rappelaient le manoir de son enfance, et les souvenirs autant que la vision de cette prison de pierre l'étouffaient, la suffoquaient... et, dans sa non-connaissance des lieux, c'était hélas la seule chose qu'elle rencontrait.

Décidément, se dit Arleth, la Cité d'Irianeth était son seuil de tolérance, et le mythique royaume des justiciers à la cuirasse verte n'était pas près de la faire changer d'avis.

Alors qu'elle se demandait vaguement si le fait d'appeler son dragon pour créer une nouvelle sortie vers des contrées plus agréables serait mal vu par les gens de ce pays dont elle ne connaissait ni les us, ni les coutumes, elle eut la bonne idée de pousser une large porte en bois qui menait aux jardins.

Après des heures de délibérations diplomatiques, elle découvrait avec bonheur une incroyable variété de plantes dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence. Les vieux grimoires qui tentaient tant bien que mal de les reproduire semblaient soudainement bien fades comparés à ces oeuvres d'art végétale. Elle s'agenouillait près d'un petit bosquet rempli de fleurs colorés pour en humer l'odeur, une lueur au fond du regard, lorsqu'une conscience vint effleurer la sienne.

Un affreuse bête écailleuse de la taille d'un gros cheval survolait les jardins grâce à ses énormes ailes. Elle eut un petit sourire amusé.

Tu ne pouvais pas t'en empêcher, n'est-ce pas ? La bête lui répondit d'un grognement enjoué à faire pleurer un enfant avant de se poser à quelques mètres devant elle, n'endommageant à peu près pas les pauvres fleurs qui se trouvaient dans les environs. Riant doucement, Arleth alla gratter le derrière de ses oreilles de son dragon.

- T'ennuyais-tu donc tant de moi ? demanda-t-elle en l'entendant émettre un son ressemblant vaguement à un ronronnement émis par une étrange orchestration de chats comblés.

Le nommé Nordhal ne répondit pas.

- Tu sais, tu vas causer des crises cardiaques si tu te permets d'atterrir comme ça sans avertir personne, continua Arleth, mi-réprobatrice, mi-amusée.

Elle continua de gratter les écailles du dragon sans porter attention à ce qui se passait alentour.

Incapable de se contenter de profiter du moment présent, Nordhal, alerte, se dégagea vivement e son maître pour planter son regard dans celui de l'intrus, menaçant. Il se cabra légèrement en montrant les dents, silencieux, comme un chat n'attendant qu'un signe du destin pour gober sa proie tout rond.

Loin d'être aussi alarmée, Arleth se retourna calmement vers la source du bruit, une lueur de curiosité au fond des yeux. Elle se considérait en terre inconnue, pas en terre ennemie. Du moins, pas pour le moment.

- En effet, se contenta-t-elle de répondre en souriant.

Les réflexes durement acquis de la Garde Royale d'Irianeth ne se firent pas attendre; il lui suffit d'un bref moment pour cerner les caractéristiques physiques de l'homme qui se trouvait devant elle.

Grand, blond, ses oreilles pointues laissaient supposer qu'il n'était pas natif du royaume -car, se rappela-t-elle pour l'avoir lu quelque part, seulement les elfes et les fées avaient des caractéristiques semblables, et Émeraude était majoritairement peuplé d'humains-. Encore incapable de déterminer à quel rang social elle devait associer ses vêtements, Arleth choisit une approche prudente. La jeune femme posa sa main sur le col de son dragon, encore réticent à se calmer.

- On dirait bien que nous avons un premier candidat à la crise cardiaque, Nordhal, fit-elle pour calmer ses ardeurs. Mais ce serait dommage de brimer notre réputation auprès d'Émeraude pour si peu. Il n'aurait pas choisi un lieu aussi ouvert que les jardins s'il avait eu des intentions malveillantes. Calme-toi.

Légèrement contrarié, le dragon choisit cependant de replier ses ailes et de tourner le dos aux deux humanoïdes, laissant sous-entendre son agacement par un feulement peu avenant. Arleth leva les yeux au ciel.

- Pardonnez ce mal élevé, il a laissé ses bonnes manières à la maison, plaida-t-elle en écrasant subtilement le bout de la queue que son dragon avait eu le malheur de laisser à la traîne.

Nordhal retint un grondement mécontent en sentant le pied de son maître s'abattre sur sa queue. Bougonneur, il alla voir plus loin si Arleth y était. Constatant que non, il se roula en boule au pied d'un arbre, jetant un dernier regard soupçonneux à l'homme aux longs cheveux blonds.... qui... qui... apparemment, se complaisait bien à user de belles paroles pour des raisons qui lui étaient encore obscures.

Le dragon leva les yeux au ciel dans un grognement moqueur -ou plutôt ce qui ressemblait le plus à un grognement moqueur chez une créature reptilienne de la taille d'un cheval- et abattit sa patte sur sa tête pour se couper de la lumière déclinante du jour, laissant sa siiiiiii gentille et sympathique seccyeth s'occuper de ses affaires toute seule.

La jeune femme, pour sa part, contemplait le dénommé Endolion d'un air qui hésitait entre le froncement de sourcils et l'incrédulité. Où, quand, comment et pourquoi avait-elle obtenu le titre de belle inconnue ? Et cette courbette... À sa connaissance, les habitants d'Enkidiev avaient plutôt tendance à regarder ceux d'Irianeth d'un regard peu avenant, voire haineux et condescendant quand la personne en question se promenait avec un monstre d'écailles à ses côtés. Et ce n'était certainement pas grâce à sa tunique de voyage, froissée par le vol qu'elle avait effectué ce matin et une bonne partie de l'après-midi, ou aux dernières traces du décalage horaire progressif entre Émeraude et les îles séparant les deux continents...

Comme son dragon ne semblait pas près de vouloir répondre à ses appels silencieux, Arleth se contenta des informations qu'elle avait sous la main pour trouver une raison à ce comportement incongru.

Avisant le symbole brodé sur son épaule, elle l'associa à la croix qui représentait l'Ordre d'Émeraude, qu'elle avait eu occasion de contempler à son aise dans la salle de conférence. Elle supposa que ce genre d'appellation faisait partie des galanteries excessives qui, entre autres choses, avaient rendu les Chevaliers célèbres jusque sur le Continent Noir. Dans tous les cas, elle finit par conclure que ce n'était pas des intentions diplomatiques qui avaient poussé cet homme à lui adresser la parole.

- Je m'appelle Arleth d'Irianeth, seccyeth accompagnant sa Majesté Amestris. Enchantée, répondit-elle simplement avec un sourire, une pointe de fierté transparaissant alors qu'elle annonçait son titre.

Arleth fronça légèrement les sourcils. Pour une personne avec qui elle n'avait pas de raison particulière de parler et qu'elle venait tout simplement de rencontrer par hasard en marchant dans les jardins, cet homme se montrait plutôt insistant... et on ne peut plus enthousiaste. Qu'est-ce que cela pouvait bien cacher ? On lui avait peut-être demandé de sonder le terrain pour savoir à quoi s'en tenir avec les envoyés d'Irianeth... Devait-elle être sur ses gardes ?

Devant le manque de preuves ou de raisons particulières de se montrer méfiante, elle se contenta de le regarder approcher en se passant mentalement tous les scénarios possibles, question d'envisager et de mesurer ses réactions futures.

- C'est... plutôt dur à dire en fait, considérant que j'y ai mis les pieds pour la première fois il y a quelques heures à peine... fit la seccyeth en désignant les alentours d'un vague mouvement de la main. Ça semble... différent que ce à quoi je suis habituée, mais...

La jeune femme se tut avant de regretter d'en avoir trop dit à un inconnu et prétendit avoir eu l'intention de conclure le tout avec un haussement d'épaules, légèrement gênée. Si elle avait tant envie de discuter de ses impressions profondes avec le vieux continent, elle n'avait qu'à se piquer une conversation avec Zaig lorsqu'elle retournerait un campement. Après tout, il était teeeellement bavard que ça coulerait comme de l'eau...

En entendant et reconnaissant le mot « dragon », Nordhal releva une de ses paupières pour poser un regard interrogateur sur l'inconnu. Arleth, ne manquant pas cette réaction, eut un petit sourire en coin.

- Non, non, vous ne dérangez rien, assura-t-elle en jetant un coup d'oeil amusé vers son compagnon ailé. Il a de la difficulté à se faire apprivoiser des inconnus, c'est tout... mais sinon, c'est le pire aguicheur que ce monde ait connu.

Loin d'appuyer la seccyeth dans toutes ses idées, Nordhal lança un grognement mécontent, arrachant un sourire narquois à la jeune femme qu'il accompagnait.

Arleth contempla un moment la main qu'on lui tendait, le front légèrement plissé, l'air de se demander si la serrer comportait quelque risque. Elle finit par tendre la sienne et, après une brève hésitation, serrer celle qu'on lui offrait, un léger sourire aux lèvres.

- Eh bien... merci, Endolion, répondit-elle en osant finalement le regarder dans les yeux.

Elle lâcha la main du Chevalier, satisfaite. Elle avait hésité en voyant la couleur foncée qu'avait ses paumes, qui rappelait les mains noircies des sorciers malveillants dont les attaques faisaient encore rage au nord d'Irianeth, puis s'était rappelée que les membres de l'Ordre d'Émeraude savaient utiliser la magie eux aussi. Celui-ci devait être un fervent magicien pour avoir l'épiderme ainsi coloré... par contre, il ne semblait pas avoir les mains particulièrement calleuses, surtout pas pour un combattant qui aurait dû avoir les mains rugueuses là où le manche de l'épée venait frotter... La jeune femme en conclut que les elfes devaient avoir la peau plus résistante que les humains, ou quelque chose du genre... et comme était loin d'être spécialiste dans l'art de la déduction, elle n'en tint pas compte.

Un peu plus loin, Nordhal, sa curiosité finalement piquée par cet homme qui semblait tout aussi capable de tendre la main qu'Arleth, avait observé la poignée de main avec intérêt. Tiraillé entre son attitude boudeuse et la potentialité de se faire flatter s'il se montrait un peu plus avenant, il finit par choisir la deuxième option et alla chatouiller la main de la seccyeth du bout de ses naseaux. Devant ses grands yeux tristes de dragon jugé à tort, Arleth secoua la tête et le gratta au coin de la mâchoire. Il se remit à ronronner d'aise.

- Voyez ce que je disais... il serait plus inoffensif qu'une mouche s'il n'avait de crocs, déplora-t-elle en jetant un regard à coin à son dragon sur-affectueux à l'humeur changeante.

En le voyant ainsi détourner le regard, Arleth sentit son sourire s'amenuiser un peu. Depuis tout à l'heure, elle avait l'étrange impression de devoir constamment être sur ses gardes. Il n'y avait pourtant pas de raison particulière à un tel pressentiment, à part peut-être sa présence en terre inconnue... Et, sans qu'elle ne puisse se l'expliquer, le moindre signe d'hésitation ou de léger malaise de la part de son interlocuteur semblait empirer la situation. La jeune femme, remarquant qu'il n'avait pas l'air particulièrement troublé, tenta de remettre de l'ordre dans ses idées.

Perdue dans les méandres de son imagination peut-être un peu trop productive, la jeune femme ne comprit pas immédiatement le sens de la question que lui posait le Chevalier, et il lui fallu encore quelques instants avant de retrouver l'usage de sa langue dans un contexte de prononciation articulée.

- Je n'ai vu de ce château que sa salle de conférence… fit-elle en haussant les épaules. Enfin, et les couloirs dans lesquels je me suis perdue, mais… de façon plus générale… et pour répondre à votre question…

Se rendant compte qu'elle s'embourbait et avait tendance à vouloir gesticuler inutilement, Arleth s'assura que ses deux bras étaient là où ils devaient être -c'est-à-dire reposant sagement de chaque côté de son corps- et acheva sa réponse comme l'aurait dès le départ fait un être humain normal.

- Non, on ne m'a pas fait visiter.

Arleth, après avoir eut l'air mentalement absente l'espace d'un moment, durant lequel elle pesait le pour et le contre de cette proposition. Il y avait certainement un côté positif... surtout considérant que si elle continuait à devoir assister à des réunions diplomatiques régulièrement, il faudrait qu'elle s'y rende et sache s'orienter dans cette forteresse, ce qui n'était pas présentement le cas. Autrement, elle risquait de s'y perdre souvent et pendant longtemps. Elle finit donc par se mordiller l'intérieur de la joue en se disant que, quels que soient les motifs étranges qui se cachaient derrière, cette petite visite guidée ne pouvait pas lui faire de mal. Plus ou moins convaincue, elle tourna la tête vers Nordhal, étendant son esprit pour effleurer le sien.

- Tu devrais retourner au campement. Tu ne rentrerais dans le château, de toute façon, donc... lui dicta-t-elle brièvement. Dis à Zaig qu'il ne s'inquiète pas de mon absence. Je t'appellerai au besoin.

Elle jeta un regard insistant au dragon, qui ne lui obéit qu'après le lui avoir rendu de façon soutenu. Il posa une dernière fois ses yeux sur Endolion en penchant légèrement la tête sur le côté, se demandant quel drôle d'oiseau ferait visiter le château à sa seccyeth. Puis, décidant que ça lui importait peu pour le moment, il ouvrit ses ailes et partit sans demander son reste.

- Ce serait avec joie, fit Arleth avec un sourire.

Arleth se mordit la lèvre le plus subtilement possible pour éviter de sourire. Il semblait rayonner littéralement. Bien qu'elle ne comprenait pas exactement comment une simple visite du château puisse lui faire autant plaisir, elle n'alla pas chercher une réponse plus loin. La jeune femme se contenta donc de regarder le château, se cassant le cou pour essayer d'en apercevoir le sommet.

Elle devait avouer que malgré sa décoration intérieure étouffante, il avait quelque chose de franchement impressionnant, qui venait égaler, voire dépasser celle de la forteresse d'Irianeth.

Elle ne s'imaginait même pas combien de centenaires pouvaient avoir la bâtisse; combien de vies elle avait vu naître, grandir, s'épanouir... combien s'y étaient éteints alors que les murs de pierre restaient immuables, insensibles aux âmes qui grouillaient de vie entre ses murs. Perdu dans ses pensées, elle n'entendit les premières phrases du Chevalier que partiellement; lorsqu'elle finit par lui prêter une oreille attentive, il était en train de prendre une teinte d'un rouge soutenu.

- Cela me va, se contenta-t-elle de répondre en lui souriant aimablement, question de lui faire savoir qu'elle ne se formalisait pas du pronom qu'il utilisait pour s'adresser à elle.

La seccyeth s'avança un peu dans les jardins sans vraiment savoir si elle allait dans la bonne direction, jetant un regard plein d'intérêt aux environs. Elle regarda une dernière fois les plantes et les bosquets fleuris avant de se retourner vers Endolion.

- À propos... commença Arleth sur le ton banal de la conversation. Ils vous paient combien, pour faire faire ce genre de visite à des gens comme moi... ?

La jeune femme haussa un sourcil, surprise de sa réponse. Sans même vouloir lui attribuer de mauvaises intentions, elle avait pris pour acquis qu'Endolion n'agissait pas ainsi par pure... bonté ? Volonté de faire connaître sa culture ? Tentative de mieux connaître les gens qui visitaient Émeraude pour la meilleure harmonie collective possible ? Enfin, pour une raison qui impliquait un motif autre que totalement désintéressé.

Arleth, légèrement embarassée à l'idée qu'il ait pu mal le prendre, chercha un moyen de s'assurer qu'il n'était pas trop insulté.

- Oh... pardon, je... Elle secoua la tête. Enfin, j'avais imaginé autre chose. Mon erreur.

Ne trouvant pas d'autre chose à dire, elle se contenta de le suivre en regardant tranquillement autour d'elle. La seccyeth eut l'immense joie et bonheur de remarquer qu'aucune des somptueuses décorations ornant les murs n'avait disparu, comme pour lui permettre de continuer à les admirer de toute leur splendeur.

Elle leur jeta un coup d'oeil désintéressé, préférant s'étirer le coup pour essayer de voir la direction dans laquelle ils s'en allaient. Peut-être arriverait-elle éventuellement à s'orienter dans cet endroit...

- Les cuisines sont-elles bien loin ? demanda-t-elle, intriguée. Il ne me semble pas les avoir vues tantôt...

Elle tenta de se remémorer le chemin qu'elle avait pris et se mit à marmonner.

- ... enfin, j'ai peut-être seulement tourné en rond pendant une demie-heure, mais...

Il ne semblait pas vouloir lui répondre, mais Arleth ne s'en préoccupa pas vraiment. Le Chevalier savait probablement bien s'orienter dans le château depuis le temps, et ne pas connaître sa position géographique par rapport aux cuisines n'allait pas la tuer… Elle allait se trouver quelque chose à dire lorsqu'Endolion lui coupa l'herbe sur le pied, donnant en même temps sa langue en pâture au chat. La jeune femme s'arrêta entre deux pas, interloquée.

Quoi… ? Qu'est-ce qu'il venait de dire ?

Elle resta figée sur place et le dévisagea, incapable de décider quelle expression faciale adopter. La jeune femme opta finalement pour un air neutre, question de ne pas laisser paraître ses émotions dans une situation qui pouvait devenir diplomatiquement délicate.

En quelques instants à peine, Endolion avait réussi à la faire sérieusement douter de ses intentions à son égard. Il ne pouvait pas être sérieux… ils venaient à peine de se rencontrer, et même si… s'ils s'étaient connus depuis plus longtemps… enfin… était-il seulement au courant qu'il était en train d'essayer de courtiser une seccyeth venant d'un autre continent ? Partagée entre l'indignation et la surprise, elle tenta de déchiffrer son visage, mais, se heurtant à des joues rouges comme un homard bouilli et à un regard fuyant, elle n'eut d'autre choix que de conclure qu'il était sincère… ou du moins, horriblement gêné.

- Je ne suis pas certaine que vous compreniez l'ampleur de ce que vous venez de me dire, lui répondit la jeune femme en un souffle, sur un ton un peu plus froid que prévu.

En se rendant compte qu'elle fixait ce qui était désormais son dos sans réagir depuis plus d'une minute, Arleth se força à mettre un pied devant l'autre et à le suivre dans les cuisines, non sans une certaine hésitation.

- Alors… j'imagine que ce sont les cuisines… ? demanda-t-elle en regardant autour, tentant d'adopter un ton dégagé.

Les cuisines, assez grandes pour nourrir une armée au grand complet -ce qu'elles devaient régulièrement faire après tout, songea-t-elle- étaient complètement désertes, sans même quelques retardataires restés pour vérifier un chaudron qui devrait mijoter toute la nuit. La jeune femme en était encore à jeter des coups d'oeil vaguement intéressé au contenu des casseroles disposées sur le feu lorsque son interlocuteur lui apporta un panier de fraises. Incertaine de ce qui pouvait bien se passer entre ses deux oreilles, elle prit soin de garder une certaine distance par rapport à lui.

Arleth, intriguée, prit celle qu'il lui tendait dans sa main. Elle n'avait jamais vu de tels fruits... rouges, d'une forme étrange qui lui rappelait vaguement un oeuf, elles étaient parsemées de petits points blancs leur conférant une texture étrange. Hésitante, elle l'inspecta longuement avant d'oser en prendre une bouchée. Ce n'était pas qu'elle s'attendait à une mauvaise surprise de la part du Chevalier -elle n'était pas encore assez troublée pour s'imaginer des histoires abracadabrantes d'empoisonnement-... cependant, manger quelque chose dont elle n'avait jamais entendu parler l'inquiétait un peu.

Mais si elle était pour vivre à Émeraude pour quelques temps, elle se dit qu'elle était mieux de s'y faire. Elle prit donc une bouchée timide du fruit.

- C'est bon, remarqua-t-elle, légèrement surprise, en tournant le reste du fruit entre ses doigts. Comment ce fruit s'appelle-t-il, déjà... ? Une frèè-ze ?

Rassurée quant au goût des fruits, elle finit celui qu'elle avait avant de poser un regard interrogateur sur celles restant dans le panier. Elle se sentait un peu comme un enfant qu'on amenait au marché pour la première fois...

- Ces picots sont étranges... fit la seccyeth en désignant les graines disposées à la surface des fraises. Est-ce que tous les fruits venant d'Enkidiev sont ainsi ?

Arleth observa avec intérêt la fraise flotter dans les airs sans que personne n'ait eu besoin de la lancer, la suivant des yeux jusqu'à ce qu'elle se fasse gober par le jeune homme. La seccyeth avait quelque fois eu l'occasion de voir à quoi ressemblait la magie dans sa carrière, mais jamais de la considérer comme quelque chose qui ne mettait pas sa vie en péril. La magie... sa vie aurait été complètement différente si elle avait eu ce don... et, à bien y penser, elle préférait le cours qu'elle avait pris maintenant que ce qu'elle aurait pu être.

La jeune femme sauta souplement sur le comptoir pour s'asseoir à une distance raisonnable d'Endolion, comparant les deux nouveaux fruits avec un intérêt grandissant. Bien qu'ils soient de forme et de couleur semblable, ils étaient de grosseur -et de consistance, remarqua-t-elle alors qu'elle failli écraser le bleuet entre ses doigts sans le vouloir- différente...

- Donc... bleu-et et rai-sin, murmura-t-elle pour elle-même.

Arleth mangea un après l'autre ces deux nouveaux fruits, retint une grimace en sentant le goût amer du bleuet sur sa langue, l'apaisant avec un deuxième raisin, dont elle trouvait le goût décidément plus agréable... Elle ramena son regard sur l'elfe et les fruits qu'il faisait voleter dans un tourbillon... relativement impressionnant.

- De quoi souhaitez-vous parler ?

Arleth réfléchit un moment à la question avant d'y répondre, soupesant mentalement ce qu'il seyait d'évoquer sur sa vie à Irianeth et ce qu'il valait mieux taire. En attendant, elle considéra les trois types de pomme d'un air critique, tentant de déterminer si ces fruits équivalaient à ceux qui poussaient dans certains arbres avoisinant la cité. Décidant finalement que oui, elle confirma sa théorie en croquant dans la pomme rouge, dont le goût était à tout point semblable à ceux qu'elle avait déjà mangé. Un petit sourire lui échappa.

- Oui, ceux-là, je connaissais déjà, remarqua la seccyeth en désignant les pommes.

N'ayant plus d'excuse pour ne pas répondre à la première question, elle se replaça gauchement sur le comptoir en mettant de l'ordre dans ses idées.

- Eh bien...

Mieux valait ne pas parler de la famille dans laquelle elle était née et ce à quoi ses ancêtres s'adonnaient… de ce qu'elle savait, les Enkievs n'avaient toujours pas digéré la destruction du château de Zénor par les sorciers. Elle avait aussi entendu parler de sorciers qui avaient semé la zizanie parmi les Chevaliers d'Émeraude lors de la Deuxième Invasion… La jeune femme fronça légèrement les sourcils. Cela avait beau n'être que par orgueil, elle n'avait pas non plus envie de mentionner ses années d'esclavage...

Autrement dit, il ne lui restait plus grand-chose à dire.

- Par chance, en fait, finit-elle par prononcer en haussant les épaules. J'ai rencontré un homme, un dresseur de dragons, qui n'arrivait pas à bout de Nordhal… il s'est avéré plutôt docile en ma compagnie, et de fil en aiguille, j'ai fini par pouvoir entrer dans les rangs des seccyeths.

Elle haussa les épaules en tentant de se montrer désinvolte, cherchant activement une façon de détourner la conversation.

- Et comment devient-on Chevalier ?