Parce qu'une petite visite fait toujours plaisir [Britany]

Un soupir échappa à Aitbrynk alors qu’il s’adossait à un des murets de pierre dont regorgeait l’aire d’entraînement de le Cour du château. Chose peu fréquente pour la saison, les rayons du soleil plombaient, ce qui rendait peu agréable la séance d’exercices auquel il devait s’adonner avec la patrouille de soldats à laquelle il avait été assigné pour la journée. Plus jamais, se promit-il, puis jamais je ne me lèverai plus tôt pour aller m’entraîner avant mon tour de garde si j’ai eu ouïe d’un exercice. C’était dans ce genre de moments que le jeune homme regrettait la liberté dont jouissaient les membres de l’Ordre. D’autant plus que n’ayant pas été formé pour être un soldat ordinaire, il passait pour une bête de foire un peu trop souvent à son goût… Il s’accorda une demi-seconde de pause, fermant les yeux dans l’espoir de souffler un peu.

Pour une fois, lorsque la grosse voix du capitaine annonça la fin de l’entraînement, son soulagement vint égaler celui de ses nouveaux confrères. Il s’apprêtait à quitter pour les bains et un repas bien mérité lorsque deux jeunes recrues, qui n’avaient visiblement pas participé à l’exercice, vinrent lui tapoter l’épaule d’un air excité.

- C’est quoi, cette fois ? demanda-t-il d’un ton un peu plus bourru qu’il ne l’aurait voulu.

Bien malgré lui, il se retrouva à remercier les deux adolescents de leur intervention pour se diriger vers le château.

***

Décidemment, songea Aitbrynk, après qu’il se soit décrassé aux bains et qu’il eût pioché de quoi calmer sa faim dans le Hall des Chevaliers –rebelle qu’il était- il devrait penser à remercier un peu plus chaleureusement les deux recrues qui l’avaient averti des derniers évènements. Un léger sourire planait sur son visage alors qu’il tournait et retournait entre ses doigts l’objet de son contentement, qu’il finit par dissimuler dans la doublure de ses habits par commodité. Si ses pouvoirs ne lui faisaient pas défaut, il trouverait bientôt ce – ou plutôt celle- qu’il cherchait.

Comme prévu, une fois rendu aux cuisines, il eût tôt fait de remarquer Britany parmi les quelques domestiques qui s’y affairaient. Il alla s’adosser à un comptoir avec la miche de pain qu'il avait gardé de sa visite du Hall, mais jugea sage de garder une certaine distance avec elle advenant qu’elle décide d’user de sa redoutable poêle à frire.

- Bon après-midi, mademoiselle, fit-il avec un sourire amusé avant d'ajouter en désignant son morceau de pain : Ne vous inquiétez pas, je ne l'ai pas volé, celui-là.

Aitbrynk, qui portait désormais une attention toute particulière au morceau de pain qu'il défaisait du bout des doigts, leva les yeux vers la jeune femme avec un sourire en coin. Voilà qui gâchait quelque peu le masque de pure terreur qu'il avait d'abord voulu prendre à la mention du traitement réservé aux voleurs. Il se contenta donc de reporter son attention sur le morceau de croûte qu'il avait réussi à détacher du reste de pain avant de se le mettre sous la dent.

Où l'avait-il prit ? Question digne d'une enquête qui, faute d'imagination, risquait de ner laisser place qu'à une réponse d'une platitude assomante. Il se mit à fixer un point au-dessus de son épaule, choisissant bien ses mots afin de ne pas être à nouveau bien malgré lui accusé de larcin.

- Voyez-vous, commença-t-il en prenant un air songeur, il arrive un moment dans la vie d'une personne où la faim frappe. Et si, par le plus merveilleux des hasards, un repas est servi dans le Hall... avec de la chance, il se pourrait que cette même personne se fasse donner le magnifique morceau de pain que voici.

À la vitesse avec laquelle elle avait tourné les talons, il n'était même pas certain q'elle ait complètement entendu sa tirade. Bon, tant pis, se dit-il en prennant une autre bouchée, comptant bien apaiser sa faim un peu avant sa ronde dans les rues de la citée.

Ses yeux s'aggrandirent lorsqu'il apperçut le bol de fruits, ma foi, fort appétissant quel lui présentait Britany. Il avait complètement oublié... De réaction plus rapide que lui, son estomac lança un cri de joie à sa manière, qu'il acceuillit d'un haussement d'épaule embarassé.

- Eh bien... merci, fit le jeune homme qui, une fois la surprise passée, afficha un large sourire en acceptant le plat. Vous tombez à pic, on peut dire.

Déposant le pain dans l'assiette, il profita de l'occasion pour croquer dans un fruit.

- L'affaire du marchand d'armes a finalement été conclue. Ses yeux se détachèrent de l'assiette à nouveau alors qu'il baissait légèrement la voix pour ne pas que les oreilles indiscrètes soient trop tentées, puis pris un ton innocent. Que lui vouliez-vous lui acheter, déjà ? Un poignard, je me trompe ?

Décidant que tout compte fait, le pain et les fruits ensemble ce n'était pas si mauvais, Aitbrynk s'y donna à coeur joie, ce qui ne l'empêcha pas d'observer la domestique du coin de l'oeil. On ne pouvait pas dire qu'il ne s'attendait pas à ce genre de réaction, mais il n'aurait pas pu non plus aborder le sujet en parlant de la façon dont le soleil se reflétait dans la fontaine des jardins. Il se retint de sourire, question de ne pas mettre de l'huile sur le feu.

- Très franchement, absolumment pas, balança-t-il non sans remarquer le ton qu'elle avait pris. Il risquait de subir un autre regard à glacer le sang...

Il s'essuya les mains sur son pantalon pour en enlever le jus de fruit puis, sans plus de cérémonie, empoigna l'objet qu'il avait dissimulé dans la doublure de son habit. Afin d'éviter les rumeurs abracadabrantes, il avait pris soin de l'envelopper dans un tissu semblable à ceux utilisés pour mettre la table un peu partout au château. Le jeune homme lança un regard appuyé à Britany avant de lui tendre ce qu'il espérait qu'elle comprenne être une dague. Ce n'était peut-être pas le modèle qu'elle avait voulu, mais c'était mieux que rien, non ?

- Comme ils allaient de toute façon gâcher les lames pour les rajouter aux armes d'entraînement, ils ont annoncé aux personnes concernées par l'enquête de venir se servir, expliqua-t-il, toujours à voix basse. Je n'en avais personnellement pas besoin, mais comme j'estimais que dans d'autres circonstances il vous aurait revenu...

Question d'alléger un peu l'atmosphère, Aitbrynk dégagea sa main avant qu'elle n'ait le temps de prendre la dague enveloppée, une lueur de malice dans les yeux. Croisant son regard, il prit un air faussement bougonneux avant de lui retendre précautionneusement le paquet.

- ... mais je ne vous le cède que si vous consentez à ne pas l'utiliser à mon détriment, entendu ? plaidoya-t-il d'un ton qui se voulait timide.

Sur quoi il décida de continuer son bol de fruits, appréciant le fait qu'il ne devrait pas affronter son après-midi avec l'estomac dans les talons.

Malgré le léger malaise qui s’emparait de lui, Aitbrynk soutint le regard appuyé que lui lançait la domestique. Je vous fais pitié ? Il préféra garder le silence alors ces mots résonnaient dans sa tête sans qu’il ne puisse trouver une réplique appropriée. Comment lui faire comprendre que son statut social, la couleur de ses yeux ou n’importe quel autre détail de surface lui importait autant que le nombre de vaches qui venaient paître dans les champs avoisinant la cité ?

Dans les faits, lui-même n’était que le fils d’un des fermiers les plus pauvres d’Émeraude.... fermier qui, d’ailleurs, avait jugé préférable de reléguer la garde de son fils au premier venu moyennant une certaine somme d’argent et la promesse d’un avenir meilleur. Il tentait de son mieux de ne pas laisser paraître le débat qui faisait rage en lui tout en sachant qu’il ne pouvait pas éviter la question éternellement. Le jeune homme chercha un moment à rencontrer son regard pour lui offrir un mince sourire et démontrer sa sincérité.

- Non, ce n’est pas par pitié, finit-il par répondre doucement, comme s’il craignait que ses paroles ne l’éraflent. Je ne vois simplement pas de raison assez valable pour ne pas le faire. Selon moi, je gagne beaucoup plus à vous aider qu’à lécher les bottes de gens qui logent pourtant dans les plus beaux appartements de ce château… et en passant, ça me fait plaisir.
Petite pensée pour son oncle en passant. Il brisa le contact en baissant le regard vers son bol de fruits. Quelques bouchées encore, et il l’aurait terminé. Dommage. La remarque que lui adressa Britany le fit sourire. Il ne pouvait nier ne pas être content de son coup.

- Je pourrais dire la même chose que vous, remarqua-t-il en désignant les fruits avec un léger rire.

Alors là, Aitbrynk devait se l’admettre, voir Britany s’asseoir sur le comptoir ne comptait pas exactement dans ses prévisions pour la journée. Bien qu’il était on ne peut plus compatissant face à l’obligation de porter des sabots –bon sang que ces souliers étaient inconfortables- il ne put s’empêcher de sourciller par surprise. Il s’en remit cependant très vite et finit par hausser les épaules, choisissant plutôt de s’en amuser.

En voyant la hâte avec laquelle elle avala le morceau de fruit qu’elle s’était permit de lui subtiliser, le jeune homme poussa légèrement le bol dans sa direction pour lui laisser l’occasion de s’en prendre plus, non sans un regard appuyé de sous-entendus.

- On se met à l’aise, à ce que je vois. Et dire que je passe pour le méchant mangeur de fruits…

Il regarda un moment dans les airs comme si cela relevait d’une fatalité des plus injustes, puis prit lui aussi un morceau de fruit en réfléchissant à la question qu’elle venait de lui poser.

- Normalement, un Chevalier se consacre quotidiennement à l’éducation de son Écuyer, qu’il prend en charge pendant environ sept ans. Comme les apprentis n’ont pas encore été assignés, les autres sont à peu près libres de faire ce qu’ils veulent. Moi, par contre, j’ai été assigné au corps des gardes, ce qui fait que je dois participer aux séances d’entraînement comme n’importe quel autre soldat et effectuer des tours de garde régulièrement… de jour comme de nuit.

Bien qu'il ne laissa rien paraître dans sa façon de parler, il lui lança un regard en coin éloquent en référence à la fois où il l'avait surpris sur le point de descendre des remparts avec une corde. Pour être casse-cou, ce l'était et pas rien qu'un peu ! Brandissant son morceau de fruit à la manière d’une baguette, il le pointa vers Britany avant de demander :

- Et vous ? À part faire la cuisine, de quoi devez-vous vous occuper ?

Aitbrynk se contenta de rouler les yeux à la réplique de la domestique, se mordant la langue pour ne pas répliquer quelque chose qui pourrait mettre sa vie en péril. Et bon, il devait l’avouer, tant qu’à marcher sur du bois, il serait probablement le premier à se balader nu-pieds. Il ne put cependant s’empêcher de répondre à son tirage de langue par une grimace, petite vengeance...

En apprenant ce que pouvait, ou plutôt devait faire une domestique dans une journée, le jeune homme fronça les sourcils. C’était certes mieux que de mendier sa vie dans les rues, mais il fallait dire que ce n’était pas exactement le genre de tâche qui l’intéressait non plus… S’occuper du jardin avait l’air potable, mais sinon… Il eût une brève pensée pour Myria qui devait probablement avoir des envies meurtrières envers la Reine pour se retrouver à laver les vêtements des habitants du château.

- Admettons que ce n’est pas dans mes rayons, sourit-il en brisant le pain qu'elle venait de lui offrir pour mordre dedans en l'accompagnant de fruits.

Aitbrynk s'adossa au comptoir en jettant un regard furtif à la dague dans son fourreau, qu'il subtilisa pour la faire tourner entre ses doigts.

- J'imagine donc que vous ne savez pas vous en servir ?

Aitbrynk pâlit un peu au souvenir de la poêle qui sifflait à quelques centimètres seulement de son oreille. Mouais bon... si ça avait été un couteau de lancer, il n'y avait aucun doute qu'elle aurait excellé. Il avala la dernière bouchée de son pain presque avec regret, puis considéra mentalement le temps qu'il lui restait avant de devoir reprendre son tour de garde. Suffisemment, finit-il par déterminer.

- Comme pour n'importe quelle arme, annonça-t-il en lui remettant le couteau, une lueur d'humour noir dans les yeux. Mais rassurez-vous, le maniement en couteau de boucherie suffit contre la plupart des agresseurs. Ce qui ne rendra pas le spectacle plus joli à voir...

Regardant aux alentours pour trouver un objet qui pourrait lui servir sans être trop dangeureux, il finit par arrêter son regard sur une cuillière, qu'il attira à lui d'un geste de la main. Refermant les doigts autour de l'ustensile, il la brandit comme une arme pour démontrer ce qu'il voulait dire.

- Prenez-vous en une, invita-t-il avec un sourire en coin.

Aitbrynk, qui avait d'abord et avant tout proposé un combat à la cuillière pour l'absurdité de la chose (et surtout pour le fait que, honnêtement, défier quelqu'un avec une cuillière, ça avait quelque chose de très rigolo), souriait comme un gamin. De plus, cela allait faire changement et être certainement un peu moins douloureux que les coups d'épées qu'il échangeait avec les autres soldats de son régiment.

- Ah, mais avec une cuillère, c'est une autre histoire... musa-t-il en parant le coup d'un mouvement de poignet.

Il enroula ses doigts autour de son avant-bras et profita de l'élan qu'elle prennait pour l'attaquer et le faire tomber pour lui faire continuer son mouvement, l'arrêtant seulement pour ne pas qu'elle se heurte au comptoir. Utilisant sa main "armée", le jeune homme glissa sa cuillière en-dessous du menton de Britany en un geste éloquent.

- Échec et maths, annonça-t-il. Mais ne vous découragez pas, ce sont les dix premières années qui sont les plus dures...

Aitbrynk riait maintenant franchement... pas de la "performance" de Britany qui aurait pu être très acceptable, qui sait, si elle s'était battu avec quelqu'un de son niveau, mais plutôt du ton de découragement qu'elle prit lorsqu'elle s'avoua vaincue. S'éclaircissant la gorge pour cesser de rire, il la laissa se dégager pour lui laisser une chance, ce qu'il regretta aussitôt en la voyant s'empêtrer dans ses sabots. Portant plus ou moins attention à ce qui se passait, il la retint de s'écrouler au sol à nouveau, profitant néanmoins de l'occasion pour la taquiner.

- Il faut dire que vous n'êtes pas tombé sur-

« ... l'adversaire le plus facile à vaincre, non plus », avait-il voulu dire avant de se faire couper la parole par... par... par quoi, au fait ? L'esprit légèrement embrouillé du jeune homme empêcha l'information de se rendre au cerveau dans délai acceptable... ce qui fit qu'il ne bougea pas d'un poil pendant un laps de temps indéterminé... ce qui ne fit qu'accentuer le malaise, du moins pour lui, lorsque finalement, il réussit à remettre suffisamment ses idées en place pour se dégager doucement... mais pas assez pour se dégager complètement, non plus... et pour se rendre compte que, vu la façon dont il l'avait rattrappée, il était très possible que d'un oeil extérieur le geste eut paru très très volontaire... à part le fait étrange qu'ils aient tout deux des cuillières, bien sûr...

Aitbrynk s'éclaircit la gorge, les joues en feu malgré lui.

- Bah... c'est une revanche comme une autre... j'imagine ? tenta-t-il avec un sourire pas très convaincant.

Non, à y repenser, c'était le genre de moment où il vaut mieux être assez bon comédien pour faire comme si de rien n'était. Nouveau raclage de gorge. Ce n'était pas sa journée. Ou peut-être que oui, après tout. Ou peut-être qu'il ferait sérieusement mieux de se taire, même mentalement.

Peu importe à quel point il essayait de se convaincre que la situation aurait pu être pire, Aitbrynk avait sur le coup quelque peu de difficulté à déterminer comment. Le soldat finit par se dire qu'au moins les cuisines étaient vide, ce qui éviterait bien des embarassements. Il ne pouvait que remercier la tendance du cerveau humain - ou du moins, du sien- à se mettre à dans les situations traumatisantes ou tout simplement trop gênantes, ce qui lui permettait du coup d'éviter des réactions violentes ou enfantines qu'il ne se serait pas sitôt pardonné.

Il ne bougea même pas le petit doigt lorsqu'il se retrouva cuillière sous la gorge, dans un état de vulnérabilité intense. Le jeune homme n'avait même pas remarqué qu'elle avait bougé... non, définitivement, il allait devoir penser à trouver une façon de se réveiller avant d'aller à son tour de garde. Il arriva cependant à se tirer suffisament de la brume pour retrouver l'usage de sa parole.

- Vous me pardonnerez si j'hésite à réutiliser cette technique en combat... répliqua-t-il, arrivant même à ajouter un sourire à sa réplique.

Il eût un petit rire nerveux à ses excuses pour s'être laissé tenter... de lui mettre la cuillière sous la gorge, bien sûr.

- Oh, pas de problème... profitez-en, ça ne sera pas toujours aussi facile.

Il eût soudain conscience du peu de temps qu'il restait avant qu'il ne doive se diriger vers la cité pour son tour de garde. Hum. Sauvé par la cloche ?

Aitbrynk hocha lentement la tête. Après tout, c'était exactement le raisonnement qu'il était en train de se faire dans sa tête, en version accélérée.

- Oui, c'est justement ce que j'étais en train de me dire... fit-il, en fronçant comme s'il était au milieu d'une réflexion très éprouvante cérébralement. Donc... eh bien... au revoir...

Le jeune homme s'éclaircit la gorge, encore légèrement mal à l'aise, avant de tourner les talons sans plus de cérémonie faute de savoir quoi rajouter pour laisser un meilleur souvenir de cette rencontre que "l'accident".

Il arriva à temps à son tour de garde, après s'être aspergé le visage d'eau froide pour se remettre les pensées en place. Ce qui fonctionna... jusqu'à plus tard dans la soirée en tout cas. Ennuyé par le manque d'action, un autre soldat lui demanda ce qu'il avait fait pendant sa pause. Le pauvre homme doit encore être en train de se demander ce qui avait bien pu se passer, à la tête qu'Aitbrynk a fait...